Ceux qui font l’art s’appellent Philippe

Tout le monde s’appelle Philippe.
Tous les artistes s’appellent Philippe. Comme Philippe, comme Philippe aussi. Comme Philippe qui a garé sa voiture en bas, dans le parking et comme moi.
Cela n’aide pas.
Non.

Cela n’aide pas à distinguer parmi tous ces Philippes. À quoi bon – direz-vous – à quoi bon distinguer et ranger ces Philippes qui font l’art, la manière. À quoi bon tant de coquilles ? A qui la faute ? Tout le monde se serait-il trompé ?

On s’apercevra que tous les Philippes, petits, grands, ou pas, tous portent de l’eau. De l’eau, c’est à dire, de la water. Une substance transparente qui se répand et circule. De l’eau comme dans l’étang. Comme dans la piscine, les verres et les veines. Du liquide, pas d’argent. Tous portent. Ils marchent dans les couloirs, dans les rues, assis dans les rames, debout aux stations, de l’eau à tenir. Un bras mobilisé au portage, coincé en angle droit, un verre à la main. Il faut y penser pour le voir, rien de plus. Tous les Philippes portent l’eau. Philippe porte de l’eau, son eau. La sienne. C’est un métier.
Il pilote des verres à pied dans des endroits bondés, sans jamais renverser la lentille qui lévite à l’intérieur. Le cercle translucide, le menu étang, la flaque qu’il ressent. Il porte son eau – comme tout le monde – croit-il.

À ceci près (si près que cela s’écrit sans moi) à ceci près que, son eau à lui, Philippe, ne va pas au même endroit. Philippe est un canal facétieux, une fontaine indécise. « Je goutte si je veux, et quand je veux et c’est ainsi ». Philippe arrose debout. C’est peut-être un détail pour vous ? Je me trompe ? Philippe est artiste, n’est-ce pas ?

On s’appelle tous Philippe. Notre job ? Occuper le terrain. Chacun une parcelle. On jardine comme des cons disent-ils. Mais non.
Non, non, non, non, non. Pas exactement.
Pour faire l’art, il faut occuper le terrain. Pas de jardinage, il n’y a pas de jardin. De l’occupation armée. On talonne, ferme. Philippe talonne ferme – tout est à lui. Son travail, c’est lui. Ce qu’il danse aussi. A peine le temps de dire, à peine le temps d’émettre. Il n’a pas plus le temps de réfléchir, il faut qu’il fasse. Il lui faut être à cent pour cent. (Dans la vie, il faut être à cent pour cent). Optimal et plusieurs. Etre au top (c’est de l’anglais).

Tous les artistes s’appellent Philippe.

Philippe est aussi un tunnel traversé de clameurs. Ça lui hurle au-dedans qu’on l’agite à l’intérieur. Ça cogne, à lui briser le cœur mais personne ne l’entend.
Il porte l’eau. Ses remous et ses vagues lui résonnent à la coquille. Il ne brisera pas là. Continuer toujours.

Philippe, comme les autres, essaie de tenir. Il faut que tout se tienne. Il tient, il glisse comme on glisse entre nous, jamais certain d’être le bon (Philippe). Il dérape, zouiiiip. Des fois. Zouiiiiip… Comme au ski. Admirez le mouvement de balancier de Philippe. Il pendule, habile, entre les piquets. Il sait y faire. Il lance des pigeons fluorescents comme d’autres lancent du riz, pour l’occasion. Et pour plaire. Ou pour le plaisir de braire « pour le plaisiiiir » au karaoké (mais c’est moins sûr). Philippe, comme les autres, essaie de tout faire tenir. Il tente de tout rentrer puisqu’il faut que tout rentre. C’est son job. Qu’importent les formes, il adapte. C’est son job. Il s’appelle Philippe, et porte l’eau. Petit porteur, il peine et ça se voit – plus que les autres.

Il ne s’agit que de porter l’eau. Pour alimenter quoi ? se demande parfois Philippe.
Un lac suspendu auquel personne ne pense ? Une étendue de mieux, miroitante, idéale, monstrueuse peut-être?

Ceux qui font l’art s’appellent Philippe. Allez savoir pourquoi. Parce qu’ils aiment les chevaux ? Lancés au galop, majestueux et couverts de mousse d’effort ? Chantilly de l’épreuve, de la course ? Parce qu’ils aiment les chevaux qui traversent les écrans, naseaux dilatés, crinières ondoyantes, animaux magnifiques et chargés comme de très vieilles langues ?
Ils aiment aussi, peut-être, les chevaux qui tournent au manège de Philippe, empalés sur une pique en torsade, lancés à pleine vitesse au son des dernières news ? Ou bien du dernier tube d’un autre Philippe ?

Philippe est le prénom d’un cavalier qui aime sa monture, un prénom déjà répandu plusieurs siècles avant notre ère dans l’ensemble du monde hellénique. Comme toujours, il y a un avant qui s’impose. Le prénom dut sans doute sa large diffusion au roi de Macédoine, qui lui aussi, s’appelait Philippe. Sans doute. C’est-à-dire très certainement.

Porter l’eau que l’on suinte, voilà ce que pense Philippe, tout comme Philippe et moi. Sentir osciller sa flaque interne, ses remous. Une piscine peu ouverte, un bassin non chloré. Vierge ? Non. Il ne faut pas pousser non plus.
Ce n’est pas la première fois que Philippe vient, même s’il le dit.

C’est la première fois que je viens, je vous jure, je suis vierge, jamais – non – jamais – Non, c’est la première fois que je viens. Je ne connaissais pas, c’était mon idée – oui, alors, d’accord, avant, oui. Mais je ne savais pas. Non. Grave. Juste je le fais. Voila, quoi. Mais puisque je vous dis que…

Les Philippes n’aiment pas le monde. « Plat » – disent-ils – à force de plages blanches, de sable fin traité, qui colle aux cuisses des palmiers, des nichons, des toum toum tou poutoutoum wahhh.

Tout le monde s’appelle Philippe. Comme Philippe qui n’a jamais eu de voiture garée dans le parking en face du jardin.
On s’appelle tous Philippe.
Notre job ?
Occuper le terrain. Chacun une parcelle. On jardine comme des cons disent-ils…

Les Philippes aiment les chevaux, ceux qui au cirque se paient la danseuse à plumes blanches, piquée entre leurs épaules. A tourner, à tourner, à tourner, à tourner, à tourner, à tourner – coincés sur un sillon poussiéreux. A tourner encore, mal étalonnés sur un écran bleu.
Cavaliers les Philippes sont à cheval, c’est-à-dire au milieu. En d’autres mots nulle part, le cul entre deux selles, cherchant l’équilibre, la bonne position. Savoir se tenir et avoir de l’assiette. Une forme de succès, sans rebondissements. Monter, monter toujours. Résister, sans protection.
Il ne s’agit que de porter l’eau. Pour alimenter quoi ?
Un énorme cygne, un oiseau terrible, posé la tête en bas sur un étang noir, empli des flots Philippes. Tant de sources, d’origines.
Vers 1950, Philippe s’inscrivit au palmarès des prénoms masculins pour y figurer durant plus de vingt-cinq ans. Il atteignit même le premier rang en 1960 et conserva ce titre pendant quatre ans. Depuis les années quatre-vingt, sa fréquence a beaucoup diminué ; il demeure cependant très usuel. Saint Philippe fut l’un des douze apôtres du Christ. Après la Pentecôte, il aurait évangélisé la Scythie, sur les bords de la mer Noire, et serait mort martyr, crucifié la tête en bas, à la fin du Ier siècle. Comme tout le monde.

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