POÉSIE de Nicolas Boone et Benjamin Seror. Entre-deux blocs, la poésie située.

N’étant pas totalement étranger au milieu de la poésie contemporaine, pour des raisons qu’un rapide coup d’œil à mon parcours suffit à éclairer, j’avais à priori toutes les raisons de craindre de m’être déplacé au Théâtre des Ateliers le 7 mars 2008. « Parce que la poésie, comme les antibiotiques, c’est pas automatique ».

Il est 19h30, tu entres d’abord, « salut. salut », tu rôdes un peu, et puis tu gagnes la salle, on te distribue un programme intitulé « POÉSIE », tu t’installes, tu parles un peu, tu observes le public qui arrive – nombreux –, tu feuillettes machinalement le programme. Passé la typographie façon Western du titre qui barre la partie supérieure de la page dans sa largeur, ça se présente comme un montage de blocs de prose qui se succèdent avec une raideur linéaire et un anti-graphisme de bon aloi, mêlant le Times et l’Arial, l’italique, le gras, le non gras, différentes tailles de caractères, des pointillés et traits pleins, des zones de texte grisées ou noircies. Et l’impression d’absence de respiration est flagrante. Degré de littéralité des énoncés : environ 100 %. Ce n’est plus tant un programme au sens théâtral, mais au sens strict, c’est-à-dire un texte énonçant rigoureusement tout ce qui doit avoir lieu durant le spectacle.

Tu lis en vrac : « Durée 32 min […] Des programmes sont distribués par deux hôtesses. Contenu du programme : tout le scénario avec tous les messages, discours, actions et timing, descriptif détaillé de tout ce que vont voir les spectateurs […] POÉSIE réclame attention et goût du risque, tout échec incombe aux spectateurs. Les auteurs ne pourront être tenus pour responsables ».

Tu comprends rapidement qu’il y aura une alternance entre ce qui te semble être des tableaux performés et un discours préenregistré commentant et décrivant le déroulement de ceux-ci lors de moments intermédiaires. La scène est éclairée, et un batteur joue depuis plusieurs minutes déjà, tandis que le public continue d’affluer. C’est commencé donc. Et le noir total ne tarde pas à se faire.

Plusieurs séquences sont d’ores et déjà passées, et le sentiment de frontalité perçu à la lecture du programme se trouve exemplifié par l’actualisation publique des différentes scènes. La linéarité mécanique ne se double pas, en revanche, d’une linéarité narrative. Il n’existe d’ailleurs aucune diégèse à proprement parler, en dehors de l’exposé du processus spectaculaire lui-même. La structure revêt une forme paratactique, fondée sur une juxtaposition hachée d’actions indépendantes dont la seule relation explicite tient au terme « poésie ».

En toute franchise, je me marre. Et le public aussi. Au risque de reprendre à mon compte la définition bergsonienne du rire maintes fois rebattue, j’assiste bien à une articulation entre une mécanique et du vivant. J’essaie tant bien que mal de prendre des notes dans le noir, en vue de la discussion avec « les auteurs » que j’anime peu après dans un bar voisin. Mais certaines actions au caractère explosif achèvent de me faire hurler de rire : c’est le cas du bûcheron torse nu qui joue de la tronçonneuse comme s’il s’agissait d’une guitare (non sans analogie avec le rôle de substitut phallique que l’instrument occupe dans l’histoire du Rock). Plusieurs références me viennent à l’esprit : tout d’abord les films de Stéphane Bérard et le rôle dévolu au simulacre, au bricolage fictionnel, et puis pêle-mêle, la succession implacable des events dans les concerts Fluxus, le rapport à la partition et au Statement des artistes américains des 60-70’s, la querelle opposant Cage à Kaprow quant à la maîtrise ou non du processus dans les happenings …

L’aspect préfabriqué, totalement planifié du déroulement factuel se trouve invalidé par le non professionnalisme des acteurs, et l’espacement critique et parodique ainsi généré, proche du burlesque, crée des situations tellement décalées qu’elles en deviennent drôlissimes, qu’il s’agisse du vrai faux sosie de Jean-Luc Godard pontifiant le cigare au bec, ou du chœur dont le chant lénifiant et scolaire scanda le déroulement de POÉSIE.

À y regarder de près, les enjeux multiples de POÉSIE en font un spectacle total : non contents d’envisager la poésie comme un non lieu générique, ou pour le dire autrement comme un ensemble de clichés, les auteurs proposent ni plus ni moins que l’expérience d’un fait social de nature globale. Toutes les situations poétiques y passent à la queue-leu-leu, de la plus éculée (le concours de poésie de la RATP ) à la plus avant-gardiste (la performance noisy d’une femme simili-punk se roulant parterre en hurlant) comme autant de situations sociales désaffublées de leurs postures respectives : ici touchante voire authentique, là convulsive, ailleurs franchement migraineuse etc. Cet état de fait est suffisamment éloquent pour être souligné : allez savoir pourquoi , la poésie contemporaine souffre d’un déficit d’humour caractérisé. Le rire franc s’y fait rare, au contraire des rodomontades farcies de relents atrabilaires, y compris dans les formes poétiques les plus actuelles.

En repliant l’un sur l’autre le temps du tournage et le temps de la monstration publique, et en demandant à des non professionnels de participer au spectacle, les deux auteurs permettent qu’émerge une expérience proche du reenactment, c’est-à-dire un exercice proche de la réactivation dont l’objet consiste à éprouver une forme de régime de vérité individuel . Donner lieu à une approche globale de la poésie tient assurément davantage à cette focalisation sur le fait de vivre, voire d’habiter, ne serait-ce que temporairement, l’expérience d’une représentation, soit un fait social appelé « poésie », plutôt qu’à une approche censément passive, dont la situation sociale est toujours l’ultime aporie qu’une tentative de saisie spéculative ne permet pas toujours de prendre en compte. Enfin, POÉSIE relève du dispositif méthodique plutôt que du spectacle. Du reste, les deux auteurs à l’origine du projet font partie de cette génération d’artistes pour laquelle le rapport entre la forme et le dispositif s’est très clairement déséquilibré au profit de ce dernier, ce qui ne manqua pas de créer quelques incompréhensions chez certains membres du public venus assister à un spectacle, et non pas à l’activation d’une expérience de poésie située grâce au détournement de moyens spectaculaires.

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. Autocitation. Pas d’ironie.
. Puisque le déroulement des faits se déroulera inexorablement, le seul échec possible réside dans l’inadéquation possible des données de l’expérience.
. Et l’on ne méconnaît pas l’effet énergisant de l’in medias res, hein !
. À bien des égards, POÉSIE présente une forme de dépassement pastiché du happening, des flash-mobs et autres pratiques performatives participatives.
. L’ironie de cette auto-désignation n’est pas sans singer les mœurs en vigueur dans le milieu littéraire.
. Situation-type qui permet d’insister sur le mot « transport », dont la traduction grecque est « métaphoros ». Or chacun sait la place qu’occupe la métaphore dans les différentes poétiques de l’antiquité à nos jours.
. Nous sommes plusieurs à bien savoir pourquoi, mais nous n’en disons rien… Secret public, en quelques sortes…
. Pour de plus amples précisions sur ce phénomène qui hante actuellement les campus anglo-saxons (ainsi que la distinction entre performance et performativité), on consultera avec profit Christophe Kihm, « Refaire l’événement », in Fresh Théorie III, éd. Léo Scheer, 2007, pp. 180-195.
. Consulter à ce propos : Olivier Quintyn, Dispositifs / dislocations, Al Dante, 2007.

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