« Paramour » (1), de la vie et de l’art en banlieue.

Un aparté dans la chronique

Suite à mes allées et venues entre les centres d’art de Vénissieux et de Saint-Fons, des journalistes ou critiques d’art m’ont interrogée à plusieurs reprises sur ce qui pouvait motiver mon engagement dans des villes de banlieues réputées difficiles et sur les éventuelles incidences que cette implantation pouvait avoir sur une programmation d’expositions ou une action culturelle. L’étonnement qui sous-tend la question a quelque peu troublé la tranquille évidence qui avait jusque-là accompagné mes 20 ans d’activité en banlieue ; d’où cet aparté, cette parenthèse dans ma chronique de la résidence du groupe MOI, pour aborder rapidement la question de l’art contemporain dans nos villes périphériques. Les réflexions aborderont d’ailleurs indirectement les raisons d’être ou les conditions d’une résidence, ce dispositif que l’on implante rarement dans les centres villes mais dans un environnement plus indéterminé, isolé ou négligé, qu’il soit rural ou périurbain.

Le bénéfice du choix et la liberté du doute

Pourquoi, donc, s’obstiner à œuvrer dans un environnement a priori ingrat, tant par son urbanisme peu attirant au premier abord, fréquemment décousu, que par une ou des populations que tout éloigne d’une culture réputée savante, pointue et rebelle ?

Pour dire les choses rapidement, la banlieue est par définition une zone de bannissement, un au delà de la ville homogène et unitaire, une zone tampon préservant l’élégante uniformité de la ville-centre de l’ancienne rusticité du monde rural et, surtout, des soubresauts plus ou moins impétueux ou menaçants de populations moins conformes aux idéaux urbains et au consensus républicain. Plus intermédiaire que jamais, elle s’interpose aussi à présent entre la ville-centre et les zones pavillonnaires populaires qui se développent au delà de cette première couronne . Bref, la banlieue organiquement liée à la ville qui l’a générée en négatif, préserve cette dernière d’un ou plusieurs univers qu’elle préfèrerait occulter.

Mais s’en tenir là relèverait implicitement d’un point de vue univoque, celui, encore, de la ville-centre. Vécue de l’intérieur, la banlieue est certes une zone de transition, mais également un entre-deux empêchant précisément d’occulter la coexistence (plus ou moins pacifique) de tous ces univers ou cultures différents ou étrangers, qui constituent la réalité des sociétés occidentales d’aujourd’hui (anciennes cultures rurales et ouvrières, nouveaux apports des populations immigrées). Cette zone intermédiaire permet donc de s’immerger dans une certaine réalité, que l’on peut néanmoins entrecouper à sa guise d’incursions dans un centre plus conforme et rassurant.

La banlieue autorise d’être tout à la fois en dedans et en dehors de ce qui fait règle ou consensus, qu’il s’agisse de la vie quotidienne, des normes de beauté et de bien-être, des pratiques artistiques et culturelles. En très peu de temps, rien n’empêche de profiter d’un commerce plus séduisant, ou des grosses institutions culturelles pour, de retour en banlieue, échapper aux nuisances sonores, au resserrement architectural claustrophobe, à la concentration humaine et automobile, au rythme effréné des piétons de la ville-centre. Et, professionnellement parlant, rien n’empêche de participer à de plus vastes réseaux (locaux ou nationaux), mais se préservant des luttes de pouvoir qu’engendre souvent une plus grande concentration de structures de même nature.

Certes, nos équipements culturels sont vite délaissés par des amateurs, des professionnels ou des élus ailleurs bien servis, et il faut constamment se rappeler au bon souvenir des uns et des autres (devoir un peu épuisant parfois). Mais cet oubli a quelques avantages aussi : pendant ce temps-là, on peut tranquillement vaquer à ses occupations, expérimenter de-ci de-là, échouer et recommencer sans craindre d’être constamment sous les feux de la rampe. La banlieue offre donc le bénéfice du choix et la liberté du doute.

La complexité, un bien public

Certains détracteurs ne sont pas loin d’estimer indécent que des collectivités accueillant les populations les plus pauvres, consacrent de l’argent public à des secteurs moins vitaux que le logement, le travail, l’intégration et l’insertion, l’école, etc. Certes, l’art ne résout aucun problème socio-économique (je ne reviendrai pas sur cette question déjà abordée dans la chronique précédente). A ceux-là, je me contenterai d’opposer une simple évidence : pourquoi pas ici autant que là-bas ? Pourquoi l’art ne serait-il autant présent sur ces territoires interlopes que dans nos élégantes villes-centre ou dans notre belle campagne française ? Pourquoi les couches populaires ne pourraient-elles aussi bénéficier, non d’un surcroît de beauté, mais d’une petite dose d’étonnement, d’inattendu et d’étrangeté ? Du décalage, du trouble, de ces petites failles que l’art contemporain creuse dans notre quotidien, des questionnements ou débats qu’il ne manque pas de susciter ? Pourquoi tous ne pourraient potentiellement éprouver le ravissement ou la jubilation qui accompagne parfois la découverte d’une œuvre ou d’une démarche artistique, de la pertinence de leur surgissement, de leur résonance avec nos préoccupations quotidiennes ? Autant de sentiments qui restent, je l’espère, un des grands plaisirs des métiers de la culture. A la suite de Marc Belit, j’avancerais que la complexité – celle qui caractérise souvent l’art contemporain – n’est pas l’apanage des riches mais un bien public appartenant à tout le monde.

En partage

Ce droit à l’art ne relève pas donc de quelque mission civilisatrice ou caritative à même d’améliorer le sort de nos pauvres banlieusards, mais tout à la fois d’un devoir, d’un désir et d’un plaisir du partage avec tout un chacun. Certes, je ne nierai pas que le public de nos banlieues – empêché ou non – ne franchit pas aisément le seuil d’un centre d’art. Il ne suffit pas, comme dans un musée par exemple, d’établir un programme de visites d’expositions. Il faut aller le chercher, ce public, prendre son bâton de pèlerin et arpenter le territoire, s’adjoindre quelques courroies de transmission susceptibles dans un premier temps de nous introduire auprès de divers groupes de population, de relayer les informations. Il ne faut lâcher personne et relancer toujours, toujours renouveler et assouplir notre approche, adapter chaque stratégie au public visé, et finalement l’entourer d’une simple mais indispensable convivialité à même de dissoudre une première timidité ou appréhension.

Certes, nous n’aurons jamais la foule des grandes institutions. Mais la qualité et l’efficacité du partage, plus essentielles sur ces territoires que la visibilité d’un nombre extravagant de visites d’exposition bien balisées, sont bel et bien là. Citons quelques expériences, exemplaires par leur diversité : il n’est tout d’abord pas facile d’attirer dans un centre d’art tant un groupe de femmes en démarche d’insertion professionnelle qu’un groupe de commerçants ou un club de retraités. Et pourtant, une fois le seuil franchi, le café bu et un peu de temps passé à parler des petits riens du quotidien, la conversation glissera sans trop de mal vers les œuvres exposées, vers leurs enjeux, les rejets ou les adhésions qu’elles suscitent.

L’artiste en détective

Mais surtout, accordons plus de confiance aux artistes et à leur travail pour déterminer quels territoires ils peuvent ou veulent investir. Comme je le rappelai précédemment, l’art n’est plus depuis longtemps « le dimanche de la vie » , mais singulièrement assombri ou troublé par les dysfonctionnements et les déficiences du monde d’aujourd’hui, qu’il répercute non sans quelques glissements préalables. L’art a donc bien sa place sur un territoire où se concentrent précisément nos manques. Et il n’est guère étonnant qu’un environnement et une population « décentrés », écartés des normes en vigueur et donc de fait en décalage, attirent un art contemporain prompt à mettre en jeu les principes de détournement ou de dérivation.

Si ces territoires périphériques continuent de susciter l’intérêt de bien des artistes , c’est aussi qu’ils lancent un défi esthétique à leur acuité visuelle et à leur prédisposition – romantique peut-être mais encore bien présente – à détecter valeur, sens ou beauté dans la banalité, l’exclusion ou les « humeurs les moins glorieuses » de la ville selon le mot de Thierry Davila, humeurs dont la banlieue proposerait, selon moi, un précipité. « Car, écrit-il, tout se passe comme si les lapsus du contexte urbain, ses failles et ses bavures seules, pouvaient en dresser l’identité la plus précise, le portrait le moins discordant. Tout se passe comme si le détail recueillait la vérité criante des rues » . L’artiste devient alors un « détective » en puissance, traquant le signifiant dans le détail que tout concourait à occulter, guettant ce presque rien reliant des habitants à l’histoire d’un bâti, à l’évolution d’un urbanisme.

Si la générosité d’une œuvre ne conditionne pas sa qualité, elle est néanmoins inhérente à la réceptivité de ces artistes. Nul besoin d’œuvres contextuelles ou de démarche participative stricto sensu pour percevoir, par exemple, que les peintures d’Yves Bélorgey rendent un véritable hommage – sans complaisance mais un hommage quand même – à l’architecture internationale de nos cités et à la vie qui s’y déroule, même si aucun personnage n’y apparaît ; on connaît aussi fort bien les multiples relations que la photographe Valérie Jouve tisse avec les riverains tout au long de ses prises de vue, son approche très directe des habitants qui dès lors lui ouvrent leur porte et lui facilitent ainsi divers points de vue. Cette générosité ne réside pas dans le seul sujet de l’œuvre : elle accompagne nécessairement la démarche de tout artiste prêt à exposer dans un centre d’art en périphérie, acceptant, comme Monique Deregibus récemment, d’adresser leur œuvre « aux habitants des villes » , au delà du seul cercle professionnel et amateur, de le confronter à ce public composite et imprévisible mais autrement gratifiant qui est le nôtre.

« Performance du Groupe MOI The Tragical History of Hamlet, Prince of Denmark, lundi 24 novembre de 19h à 22h, Hall des Fêtes, Saint-Fons ».

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) D’après le titre d’une œuvre de Jean-Luc Verna

) Dont on connaît les nouvelles difficultés sociales et économiques, suite aux problèmes de l’emploi, à la crise énergétique et financière.

) Heureusement, dans bien des cas, l’un n’empêche pas l’autre !

) Titre, je le rappelle, d’une exposition de Christian Bernard au Printemps de Septembre à Toulouse, citée dans la chronique précédente.

) Valérie Jouve, Alain Bernardini, Monique Deregibus, Yves Bélorgey, Thierry Géhin ou Efrat Shvily pour ne citer que quelques exemples très personnels.

) In Thierry Davila, Marcher, créer, déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Regard, 2002, p. 61.

) Ce qualificatif que Davila attribue aux artistes « flâneurs » (tels Gabriel Orozco, Francis Alÿs et le groupe Stalker) semble en effet pouvoir s’étendre à tous ceux dont l’œuvre repose sur un environnement délaissé.

) Titre de son exposition au Cap de Saint-Fons du 17 septembre au 30 octobre.

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