Fabienne Ballandras

Texte d’Anne Giffon-Selle

In Sentimentale Intellektuelle, Edition Institut Français de Stuttgart – art 3, 2009

Une photographie des usines Krupp ou GEG ne révèle pratiquement rien de ces entreprises, elle impose qu’à partir d’elle soit construit de façon active quelque chose d’artificiel, quelque chose de fabriqué (Bertold Brecht).

Les séries photographiques de Fabienne Ballandras proposent généralement au spectateur un double accès, une problématique spatiale et donc plastique, une autre plus événementielle, répercutant ou annonçant une actualité plus brûlante. Ses premières œuvres relevaient du genre du paysage tout en pointant des problèmes écologiques bien avant qu’ils ne gagnent tous les discours politiques. Plus récemment Transfert d’activité interrogeait l’espace physique et social du travail en reconstituant le théâtre d’événements socio-économiques récemment médiatisés : délits d’initiés, fermetures, délocalisations d’entreprises, etc. Les deux dernières séries – Du fric ou boum et Sentimentale Intellektuelle – franchissent une nouvelle étape en proposant deux espaces possibles de la colère sociale et donc « publique » : l’espace extérieur où s’affiche la contestation sociale et, à l’inverse, l’espace intérieur et resserré de la prison. Les deux séries alternent actualité des événements évoqués et renvoi à une même période historique : si les slogans ou formules de Du fric ou boum sont très récents et provoqués par les mêmes événements à l’origine de Transfert d’activité, ils rappellent bien évidemment ceux de mai 68, et si la prison de Stammheim fut bien celle de la RAF dans les années70, les cellules sont telles que décrites par des prisonniers d’aujourd’hui. Enfin, le slogan qui se déchiffre sporadiquement sur les drapeaux du film Everybody talks about the weather… n’est autre que celui des chemins de fer allemands des années 30, récupéré par la gauche des années 60 pour devenir par la suite le titre d’une anthologie américaine réunissant les écrits d’Ulrike Meinhof. L’artiste entrelace les temporalités – passé et présent -, non pour faire l’apologie d’une période historique troublée, mais pour « ralentir » les images, en contrecarrer l’immédiateté qui les caractérise habituellement, en épaissir la stratification sémantique.

Les œuvres ne prennent pas donc pas « parti » mais « position », pour reprendre la distinction de Georges Didi-Huberman, afin de réactiver histoire et mémoire, de réinjecter du temps, qu’il soit historique ou simple durée. Sentimentale Intellektuelle fait allusion à un lieu bien précis – la prison de Stammheim – mais, contrairement à Du fric ou boum, l’ensemble n’est pas né d’une actualité précise. L’espace carcéral représente ici le lieu même de la durée, d’un temps dilaté, d’une lenteur dont on peut interroger le potentiel productif.

Jusqu’à présent en effet, les sources visuelles de Fabienne Ballandras étaient essentiellement des images médiatiques que l’artiste reconstituait en passant par la construction d’une maquette. On pouvait supposer que la matérialité de cette lente élaboration permettait de faire remonter à la surface de l’image cette « fécondité du document », à laquelle s’adressait, selon Walter Benjamin, la photographie moderne. Mais point de purisme documentaire ici : bien que très renseignée sur son sujet, Fabienne Ballandras n’est pas en quête du document authentique ou de l’image originelle. Afin de densifier plus encore l’image, elle n’hésite pas à introduire plus d’hétérogénéité, à multiplier les points de vue sur une même surface en complexifiant le protocole de construction des images, en diversifiant sources et supports, en apposant de nouveaux filtres entre l’œuvre et son sujet. C’est ainsi que l’artiste brouille les origines en traduisant une expression par une autre – l’image photographique par la peinture ou le dessin, la parole ou le texte par la photographie et la sculpture. Ses sources sont plus que jamais de seconde main : elle n’a pas visité la prison de Stammheim avant de débuter son projet et ses premiers dessins sont exécutés à partir de photographies des décors du film Baader Meinhof Komplex tout comme les cellules photographiées seront reconstituées à partir des descriptions fournies par des prisonniers selon un protocole très précis.

Si cette hétérogénéité nourrit les œuvres, elle permet aussi à l’artiste de mettre son sujet à distance sans pour autant se déprendre de toute humanité : les images restent génériques mais la matérialité et l’esthétique bricolée des maquettes, volontairement visibles, suggèrent toute la fragilité – voire la dérision car l’humour n’est pas absent – de cette intervention manuelle. Les deux dernières séries sont construites autour d’un autre instrument de maîtrise du monde, lui aussi fondamental, la parole et son corollaire l’écriture. « La photographie est mutique, rappelle l’artiste Marc Pataut, il lui manque la parole ; la parole est une façon de travailler en dehors de la photographie, c’est aussi une façon de convoquer le corps (la sculpture), d’en retrouver l’usage et de le revendiquer ». C’est cette réalité des corps, cette altérité, que réintroduisent en creux les slogans de Du fric ou boum et les descriptions de leur cellule par les prisonniers de Stammheim Les espaces sociaux que l’artiste explore depuis Transfert d’activités (espace de travail, logement précaire, prison) sont en effet devenus au fil de l’histoire et de la crise économique des espaces coercitifs, « soustractifs » dans la mesure où ils font subir au corps la violence d’une privation (sécurité, intimité…) ou d’une dépossession de soi. La RAF a largement théorisé sur les espaces d’enfermement et leurs répercussions physiques et perceptives. Les dessins, peintures et sculptures de Sentimentale Intellektuelle focalisent le regard sur les éléments visuels signifiant cette privation : loquets, verrous, judas, guichet, ouvertures grillagées, portes blindées, etc. Les œuvres de Fabienne Ballandras nous montrent les lieux d’un retranchement radical (usine, tente, prison) qui, par extension, questionnent le positionnement de l’art, l’espace qu’il occupe, qu’il construit et qui lui est dévolu.

Fabienne Ballandras partage avec d’autres artistes – Sophie Ristelhueber, Jeff Wall, Thomas Demand ou Bruno Serralongue – la capacité de se colleter au réel, à ses conflits et à son histoire : leurs protocoles et dispositifs plastiques « rendent aux images leur capacité d’adresse et d’invocation politique » en provoquant ce déplacement, ce décalage du regard et du corps, ce pas de côté salutaire que l’art permet encore d’accomplir.

Voir G. Didi-Huberman, Quand les images prennent position, 1/ L’œil de l’histoire, éditions de Minuit, 2009, p. 119.

Voir mes deux autres textes précédents : « Transfert d’activités » et « La marchandise imaginaire ».

Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », in Ecrits français, Gallimard, 1991.

Cette qualité plastique est à l’opposé de la prouesse technique, de la finition lisse et de l’abstraction idéelle des images de Thomas Demand auquel Fabienne Ballandras est souvent comparée.

Marc Pataut cité in : Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique, éd. Flammarion (Champs), 2004, p. 216.

Ulrike Meinhof a non seulement beaucoup écrit sur son propre enfermement et l’altération perceptive qui s’ensuit mais également sur des foyers d’éducation surveillée de jeunes filles.

G. Didi-Huberman, op. cit., p. 179.

A partir d’images médiatiques reconstituées en maquettes, Fabienne Ballandras réalise des photographies qui questionnent le traitement visuel et la circulation de l’actualité. En opérant des transitions d’échelles et de matériaux, elle instaure une…

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24 décembre 2010

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