Le saumon atlantique, surnommé à juste titre « le roi des poissons », est un grand migrateur qui partage son existence entre la rivière (où il est né, revient se reproduire et souvent mourir), et l’océan où il devient adulte et croit considérablement en poids et en taille. C’est-à-dire : il y devient un gros saumon.
Le saumon engraisse en plein dans les zones océaniques dites d’engraissement – souvent mal connues. Le saumon, (Philippe l’a lu) se goberge toutefois quelque part entre le large du Groenland et les îles Féroé. A son retour de l’océan, le saumon atlantique adulte est un magnifique poisson argenté et brillant au corps parfaitement fuselé. Son dos est gris plus ou moins bleuté, ses flancs argentés, ponctués de quelques points noirs. Le ventre est blanc nacré. C’est très joli.
Tout ça, c’est le saumon.
Là, Philippe le voit bien, les saumons constituent sans doute une métaphore. Quelqu’un veut dire quelque chose, mais sans le dire. Quelqu’un veut montrer quelque chose aussi. Mais alors, pas directement, pas : « tenez, regardez, c’est ça » ou bien encore « voilà : c’est la fève ». Pour dire ce quelque chose, ce quelqu’un a choisi des saumons. Réunis dans un endroit, un seul, celui que Philippe visite actuellement. Conséquence d’un dîner mais aussi d’une histoire. Les histoires, c’est le pire.
Philippe parcourt une salle noire en béton. Dans sa main droite, un verre blanc s’est greffé. C’est un gobelet. Finement rainuré. Les doigts de Philippe y maintiennent une pression mesurée, le plastique mou lui fait quelques frayeurs – et s’il s’en allait tout d’un coup, renverser son verre au beau milieu de rien – un impair. Cela s’appelle un impair, puisque ici, on ne vous passe rien.
Dans la salle noire, une trentaine de saumons reliés par des capteurs s’adressent à Philippe et à lui seul. Ce sont bien des saumons.
Ce sont de faux saumons. Il en parle à Philippe, car tout le monde s’appelle ainsi. Au dehors, comme au-dedans. Tout le monde ici s’appelle Philippe. Et tous ceux qui font l’art s’appellent Philippe également. Quelqu’un l’aura-t-il remarqué ?
Au fur et à mesure que son séjour en rivière s’allonge, la robe du saumon prend une teinte de plus en plus cuivrée. C’est un superbe athlète capable de nager presque deux fois plus vite qu’une truite et de faire des sauts spectaculaires, notamment lorsqu’il s’agit de franchir un obstacle. Selon la durée du séjour en mer, les caractères de la souche, l’importance des stocks de nourriture et bien d’autres facteurs que Philippe a oubliés, le saumon atlantique peut mesurer de 50 à 130 cm « et plus » pour un poids de 1 à 30 kg « et plus », lorsqu’il se présente à l’estuaire.
A chacun de ses pas, Philippe est le jouet des capteurs qui relient les saumons. Il ne peut avancer sans déclencher la suite, un chant mélodieux :
Entre ici, comme dans…
Une différence essentielle existe avec ses cousins saumons du pacifique : alors que ceux-ci meurent systématiquement après la fraye, le saumon atlantique est capable de se reconstituer et d’effectuer 2 ou 3 migrations reproductrices. Cela est devenu de plus en plus rare il est vrai en raison des obstacles nombreux et variés que l’homme a dressé sur sa route.
Les saumons autour de Philippe sont du type de ceux que l’on trouve, fichés sur une plaque en bois, dans les pubs irlandais. Le saumon chantant entonne Jingles Bells, remuant misérablement en ouvrant les mâchoires. En rythme. Ici c’est pareil, mais différent.
Ce ne sont pas des saumons. Ce sont des représentations de saumons, c’est-à-dire comme des saumons, mais représentés. En ligne, les uns après les autres, disposés d’élégante façon. Ils font le tour de la salle (noire en béton) A nouveau là, sous une autre forme. Sinon, ça sentirait.
Et ça ne sent rien. Philippe non plus. Il pense. Pourquoi des saumons et pas des chameaux ? Des abeilles aussi ? Des chiens morts ? Des bois de cerfs ?
Le saumon, comme la carpe, est muet comme une carpe. Il ne dit rien. Mais sur la plaque en bois, il chante.
Entre ici, comme dans un moulin…
La trentaine de saumons de Philippe chante lorsque les capteurs repèrent leur proie munie d’un verre.
On lui avait dit : une installation avec des capteurs. Aujourd’hui tout se capte, mouvement, sons, pression, température. Clameurs et vibrations, tout se relie aux capteurs. Le capteur déclenche. Le capteur, c’est…la vie, en somme, l’effet qu’on fait. A quoi on sert. En ce moment, Philippe sert à déclencher des saumons. Il a trouvé sa voie dans la salle noire en béton.
Entre ici, comme dans un moulin…
Son aire de répartition originelle comprend quasiment tous les pays baignés par l’océan atlantique. Sinon, comme cela, pour l’art, ou par frivolité et désinvolture, Il est intéressant d’observer la migration des saumons. Les saumons migrent. Ils se déplacent, c’est-à-dire, qu’ils ne restent pas au même endroit. Là où on les attend. Un sujet monitoré a ainsi parcouru les 565 km séparant Vieille-Brioude de Tours en 18 jours.
Plus tard, un rapide calcul permettra à Philippe d’estimer qu’il s’est déplacé lui-même à une vitesse semblable, un verre à la main. Mais il a oublié le chant des saumons dans la salle de béton. Que lui disaient-ils ? D’entrer ?
ENTRE ICI COMME DANS UN MOULIN AVEC TON TERRIBLE CORTEGE
Encore plus tard, Philippe se souviendra qu’un saumon ne faisait rien. Il y en avait un, qui ne faisait rien. Il ne chantait pas. Serein, le saumon s’abstenait.
Rien que pour cela, cela valait la peine d’entrer ici comme dans un moulin, sans faire d’histoires.