Deux jours après la libération de Florence Aubenas, le journal Libération propose pour sa couverture une photographie en gros plan et en légère plongée du bandeau noir qui a recouvert les yeux de la journaliste durant ses 157 jours de captivité.
Après l’image médiatique évidente, attendue, du sourire et du geste de la main à la descente de l’avion, le choix éditorial se porte sur un objet presque anodin témoignant pourtant dans ce contexte de l’inhumanité d’une condition. Il vient signifier à lui seul le trou noir dans lequel la journaliste à été plongée.
Au-delà du sourire, évident comme un souffle, puis amoindri par le nombre des images et des commentaires en boucle, cet objet réel photographié pose question comme un petit grain de sable dans un rouage trop bien huilé. Par une volonté d’ancrage dans une réalité impensable et lointaine, il ramène ici une part de là-bas, comme un trophée macabre et banal à la fois.
Sur ce que nous disent les objets, les «preuves», les traces de l’histoire contemporaine, beaucoup d’artistes s’interrogent. Certains utilisent un mode documentaire de rapport au monde pour mieux le questionner et le mettre en doute.
Walid Ra’ad, artiste libanais membre de l’Atlas Group (1) s’attache à éclairer ou brouiller, c’est selon, les pistes d’une histoire contemporaine «des guerres du Liban».
C’est ainsi que des documents personnels de l’historien Fadl Fakhouri auraient été légués à sa mort par sa femme à l’Atlas group. On y trouve notamment des notes prises par cet homme lorsqu’il se rendait aux courses hippiques avec ses amis. Des coupures de journaux avec le cheval gagnant puis des calculs de paris noircissent les pages d’un carnet.
Lors des «conférences performances» (2) où Walid Ra’ad présente l’arborescence des archives numérisées de l’Atlas Group, il explique sérieusement que l’historien et ses amis ne pariaient pas sur le cheval gagnant mais sur le positionnement du cheval lors de l’unique photographie qui atteste de son arrivée. La photographie du gagnant qui devrait idéalement immortaliser le moment précis où la tête du cheval passe la ligne d’arrivée est presque impossible à obtenir. En effet, le photographe enclenche toujours l’appareil soit trop tôt, soit trop tard. Le cheval est à 1 mètre 25 de la ligne ou son corps trop rapide l’a déjà dépassée de 80 centimètres…
Vérité fuyante de la preuve, document litigieux, affaire de point de vue, ces hommes et leurs étranges paris nous parlent peut-être d’un regard sur l’histoire, de médiatisations d’événements, de preuves imparfaites. Dans un pays en guerre qui ne dit pas son nom, ce drôle de passe-temps d’un groupe d’intellectuels libanais déroute.
La question de la véracité des documents (carnets, photographies, films super huit…) soigneusement classés, numérisés et exposés, se pose évidemment. Mais peu importe. Ces objets acquièrent une vérité indéniable, irrépressible. Celle d’un artiste qui cherche, par l’agencement et la création de documents, une parole, une façon de dire la complexité d’un pays, d’un passé trop proche, la souffrance, la confiscation de l’histoire par des versions officielles. Il cherche une voix pour pouvoir signifier des pans de réalité trop fuyants pour être uniques, pour faire affleurer l’histoire cachée de micros événements et leurs répercussions multiples. «En un sens il s’agissait donc d’essayer de trouver quelles positions de sujet conféraient un droit de parole. Leur attribuer ces documents, comme s’ils étaient réels, et leur conférer une parole d’autorité.» (3)
Entre art et document, il serait donc affaire de limites floues, de frontières difficiles à cerner, d’oscillation entre réalité et fiction. Il serait affaire, de construction du regard et de point de vue, de mise en scène d’événements oubliés, anodins, ou de mise en question d’une réalité trop conforme à l’idée que l’on s’en fait.
Pour son film De l’autre côté(4) , Chantal Akerman prend de front ces questions de passages, de frontières. Elle se rend entre le Mexique et les Etats-Unis où des milliers de mexicains tentent chaque jour de s’exiler.
L’artiste rapproche sa pratique artistique du voyage, elle cherche a être déroutée par une réalité à laquelle elle ne veut pas s’attendre. C’est ainsi que de la traversée à proprement parlé, du passage en lui même, il ne sera que peu question. C’est la lente approche de la frontière avec ses habitants et ses paysages, puis la fuite de l’autre côté et la perte d’une part de soi qui constitue tout exil, qui rythment le tempo lent et envoûtant du film. Comme pour apprivoiser un lieu fictif, l’image s’attarde, laisse le temps de la parole et du vent.
La violence de ce lieu étourdissant est finalement représentée par une image vidéo utilisée par les militaires américains pour repérer les clandestins. La caméra traque, pointe et chasse des êtres humains en file indienne qui deviennent des cibles. Elle les déréalise comme des objets virtuels et révèle à elle seule la violence des pratiques inhumaines qui se logent dans ces zones incertaines.
Dans ces espaces géographiquement et délibérément flous se cache une histoire ancestrale si violente qu’elle ne transparaît pas, qu’elle ne fait pas événement, comme si la durée rendait les choses finalement acceptables.
Paola Yacoub et Michel Lassère, artistes vivant entre Paris, Berlin et Beyrouth, travaillent également sur cette notion d’invisibilité et de traces. La souffrance n’a que peu d’empreintes sur les paysages, les marques de guerre et de violence s’effacent d’elles-mêmes si on ne les y aide pas. Par l’accumulation d’images de poste frontière projetées en diaporama par exemple (5), ils tentent de faire affleurer à la surface des images quelque chose de ces traces ou, le plus souvent, de faire prendre conscience de leur criante disparition.
Une lubie d’historien libanais, un plan fixe de paysage mexicain, une photographie de poste frontière entre Israël et le Liban ou encore l’image du bandeau noir brouillent les pistes d’une histoire trop rapidement classée, contournent le flot des images médiatiques. Par le biais de la fiction, de la petite histoire racontée, par l’approche géographique des paysages et des hommes, par le choix des images, par leur montage ou leur agencement, les artistes travaillent le document avec une vision propre et une esthétique complexe. Ils entretiennent la vigilance et parviennent, parfois, entre témoignage et création, à signifier le manque ou à ramener des traces de cruauté, d’incongruité ou de beauté suspendues.
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(1) www.theatlasgroup.org
(2) Conférence-Performance : The loudest muttering is over : documents from the Atlas Group archive. 30 janvier 2004 aux Laboratoires d’Aubervilliers
(3) Walid Ra’ad, Le journal des Laboratoires, n°2, p. 47, entretien avec John Menick, traduit de l’anglais par Aude Tincelin
(4) De l’autre côté , Belgique, 2002, 102’, super 16 et vidéo, couleur
(5) voir catalogue de l’exposition « Maquis » du 19 septembre au 24 novembre 2002, Le Plateau – FRAC Ile-de-France, « Aspects/Accents/Frontières », Editions de la lettre volée, Bruxelles, 2002.
A propos de leur travail Catherine David écrit dans ce catalogue : «A l’heure où les médias et un certain ordre néo-libéral du monde tendent à imposer des représentations et des explications de plus en plus simplistes et réductrices […] il est urgent de prêter une attention renouvelée aux enjeux de phénomènes et configurations territoriaux, humains et politiques qui relèvent de la micro géographie et de la micro histoire. Le moindre des paradoxes n’est pas que cette démarche convoque à nouveaux frais des pratiques esthétiques complexes mettant en jeu des régimes du regard et certains modes plus ou moins collectifs d’énonciation.» p. 22, 23.