Les vernissages ont toujours ce surplus drama-pathétique, dès lors qu’on y annonce une quelconque performance. Celle-ci pourrait être l’une des pièces majeures de l’exposition, mais le sentiment qui en résulte irrémédiablement, c’est celui d’assister à une animation-spectacle [Il s’agit de réveiller les imbibés, et si possible, de mettre un peu d’ambiance]. Bien sûr, on dira çà et là qu’elle «fonctionne bien» [incantation esthético-tactique], alors qu’en tout état de cause, c’est le contraire qui s’est produit. Bien souvent, la performance est alors rigoureusement occultée par le public endurant plus la soif que la curiosité, voire, elle n’est même pas vue par ses propres commanditaires [pas d’ironie, pas de commentaire].
D’où quelques percées plus ou moins tonitruantes pour [r]éveiller l’amateur pris d’assoupissement «relationnel» [et puis faut bien se faire remarquer…], avec des résultats divers et [a]variés.
L’aporie initiale s’aiguise encore lorsque, de surcroît, la performance présente d’évidentes qualités.
C’est dire qu’assister à la performance de Tom Marioni lors du vernissage de la Biennale d’art contemporain de Lyon [L’Expérience de la durée, 2005] le 13 septembre au soir, à la Sucrière, tenait soit du zèle, soit de l’inactivité contrainte. D’emblée, l’affaire semblait mal engagée : installé avec une dizaine de co-actants autour d’une minuscule table basse au milieu du silo, ni Marioni et Cie, ni le frêle dispositif initial qu’il a mis en place, ne semblent être perceptibles dans cet espace dévolu au déferlement des groupes de scolaires, à l’épanchement de milliers de visiteurs billettisés, et ce soir là, au passage des vernisseurs frénébides peu enclins à éprouver toute la charge émotive d’une telle action, spécialement quand elle dure plus de deux minutes applaudissements compris. Sur la table, il y a une dizaine de bières disposées en cercle. Au signal, uns à uns, les actants décapsulent leur bière, imperturbablement, le geste précis, ni trop rapide, ni trop lent, juste présentatif [à la différence du jeu théâtral qui suppose une distanciation de la part du comédien qui représente un geste en même temps qu’il l’accomplit, et le charge ainsi d’un contenu psychologique explicite, le performeur ne fait en général qu’agir strictement, à l’exception notable des performances de type «expressionniste»]. Après quoi, l’un après l’autre, chacun saisit la bouteille de bière qui lui est assignée [c’est de la Duvel], boit une gorgée, puis siffle dans le goulot de sa bouteille afin d’en tirer un son continu [les bouteilles de bières acquièrent le statut d’instruments à vent], censément musiqué, ce que souligne le titre de la pièce : Drink Beer Sonata. Les gorgées et les sifflements se succèdent alors de manière un-déterminée, dans une polyphonie de rythmes, de timbres, de bruits ambiants, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un qui n’ait sifflé sa bière ; les bouteilles vides sont alors reposées sur la table, et enfin, Tom Marioni siffle le signal de la fin.
Du moins, c’est ce que j’en retiens [j’ai délibérément choisi de relater cette action en ne me fondant que sur mes seuls souvenirs, afin de mesurer toute l’impression qui gît dans cette sorte de dérivée fictionnelle]. Tom Marioni qui a déclaré naguère que les années soixante-dix marquaient l’avènement de l’anti-théâtralité sculpturale dans la performance, a réussi, durant quelques minutes, à mettre en déroute la surexposition scénique du vernissage, pour la trentaine de personnes ayant assisté à l’action dans la pénombre. Enfin, les potentialités acoustiques du silo [l’espace rond répercutait anarchiquement les sons émis, et l’écho décuplé par l’extraordinaire hauteur de plafond intensifiait le phénomène de vibrations indexées les unes sur les autres en une sorte de fuite ouverte] participèrent de l’impact quasi-commotif de cette actualisation. Bien que Tom Marioni s’en défende et se réclame plus volontiers du concept de «sculpture sociale» élaboré par Joseph Beuys, de nombreux éléments font de cette pièce un proche parent de Fluxus [les artistes Fluxus sont de la génération précédente, et l’art conceptuel a puisé dans le corpus estampillé Fluxus certaines de ses assises théoriques et plastiques : la musication, les dispositifs cognitivo-plastiques, l’action reposant sur l’élémentarisation gestuelle etc.]. Santé donc !